La controverse Odobey - Fumey
1868

Nous reproduisons ici un document [G0053] sur une controverse qui survint entre  Louis-Delphin Odobey, fabricant à Morez, et Jean-Marie Fumey, fabricant à Foncine-le-Haut, à propos de l'horloge de Champagnole posée par ce dernier. Morez, Foncine-le-Haut et Champagnole sont situés dans le Jura, à quelques dizaines de kilomètres les uns des autres.

Au-delà de l'anecdote, cette controverse nous éclaire un petit peu sur les rapports entre les différents fournisseurs. En effet, Odobey, qui est pourtant né et issu de Foncine-le-Haut, épingle Fumey qui y réside. Mais surtout, il semble indiquer une certaine entente entre les différents fabricants de Morez, au moins sur les prix.

Sur le fond, l'horloge posée par J.-M. Fumey ne semble pas donner satisfaction aux habitants, ce qui pousse la mairie de Champagnole à demander une expertise à un autre horloger. L.-D. Odobey réalise cet audit et découvre que l'horloge Fumey a été vendue comme une horloge à huit jours alors que c'est une horloge à trente heures.

L'ancien Château-d'Eau de Champagnole

Mécontent du rapport fait par Odobey, Fumey répond par une circulaire de 4 pages intitulées «Quelques mots sur l’horloge du château d’eau de la ville de Champagnole et sur les principales critiques dont elle est l’objet » [G0032]. Odobey répond à son tour et c'est cette dernière réponse que nous reproduisons ci-dessous.

L'horloge Fumey posée à Champagnole en 1867
(cliquer pour agrandir)

En 2002, nous avons vu l'horloge de Champagnole qui était toujours celle posée par J.-M. Fumey. Il est clair que L.-D. Odobey a techniquement raison dans ses arguments : en particulier, il s'agit bien d'une horloge à trente heures. Il faut environ 1 500 tours de manivelles pour la remonter complètement. Fumey soutiendra que 10 à 15 minutes suffisent à la remonter.

De plus, si l'horloge est remarquablement bien exécutée et intéressante du fait d'un remontoir d'égalité original, elle est relativement complexe pour les fonctions qu'elle fournit. Cela expliquerait le prix très important de l'horloge que la mairie de Champagnole a dû payer.

 

REPONSE

A LA CIRCULAIRE -DIATRIBE,

RÉPANDUE A PROFUSION DANS LE PAYS,

par le sieur J.-M. FUMEY, de Foncine-le-Haut, sous le titre :

QUELQUES MOTS

SUR L'HORLOGE DU CHATEAU-D'EAU DE LA VILLE DE CHAMPAGNOLE

Afin de prémunir le Public contre les insinuations intéressées et malveillantes du sieur Fumey, je vais transcrire en entier mon rapport, du 2 février 1868, en le faisant suivre de chiffres et de renseignements plus concluants que des mots.

Je dédaigne le moyen qui m'est offert de demander judiciairement la répression d'un écrit , dont le but évident est de chercher à atteindre ma loyauté et mon caractère de fabricant.

RAPPORT.

MONSIEUR LE MAIRE,

J'ai l'honneur de vous adresser le rapport que vous me demandez par votre lettre du 14 courant, sur les travaux exécutés pour l'établissement d'une horloge publique, placée à l'ancien Château-d'Eau de la ville de Champagnole, en vertu du marché passé le 28 août 1867, au profit du sieur Jean-Marie Fumey, entrepreneur, demeurant à Foncine-le-Haut, travaux concédés moyennant la somme de 5,900 francs.

___________

Le 26 janvier 1868, je me suis rendu à Champagnole, dans l'emplacement de l'horloge, au Château-d'Eau , où j'ai procédé à l'opération dont j'ai été chargé, en présence de MM. Gros, adjoint, du Secrétaire de la Mairie et de l'entrepreneur.

Après avoir vérifié les travaux dans tous leurs détails, je dois dire dans quelles dispositions cette horloge peut satisfaire et remplir les conditions de l'article 1er du marché, où il est dit : « Cette horloge se remontera chaque huitaine, etc. »

Je crois devoir entrer dans quelques développements, aux divers points de ses fonctions.

Cette horloge est d'une combinaison à trente heures, à quatre corps de rouages horizontaux ; le corps de rouages du mouvement a un remontoir d'égalité, un ressort auxiliaire et un échappement à chevilles. Les trois corps de rouages de la sonnerie fonctionnent d'après le système à roues de compte.

Mais il y a un grand vice de principes dans la disposition mécanique de cette horloge ; elle n'est pas établie pour l'emplacement qu'elle occupe ; il m'est impossible de la reconnaître pour une horloge à huit jours ; les roues et les pignons qui caractérisent une horloge à huit jours n'y figurent pas. (La levée des marteaux se faisant par la première roue de chaque corps de rouages de la sonnerie).

L'entrepreneur, pour obtenir le résultat d'une horloge à huit jours avec une horloge de trente heures, a mouflé les poids moteurs, de manière à faire enrouler sur les cylindres de l'horloge des longueurs de corde jusqu'au quadruple de la descente des poids. Pour remonter cette horloge, il y aura toujours excès de temps; l'entretien des cordages deviendra dispendieux, et même d'une certaine difficulté pour les remplacer.

Il est évident et clairement démontré, que c'est une horloge à trente heures disposée pour une chute de poids de 8 à 9 mètres, et que ce n'est que par des accessoires de poulies-moufles que la marche de l'horloge en est prolongée d'un remontage à l'autre, et en profitant du surplus de la chute de 8 à 9 mètres.

La sonnerie est trop faible; c'est encore une des conséquences de la mauvaise disposition employée pour l'obtention d'une marche de huitaine. Les marteaux qui frappent sur les cloches sont trop petits des deux tiers environ ; ils ne sont pas proportionnés au poids des cloches ; il faut, de toute nécessité, les remplacer dans les proportions de 4 ou 5 p. 0/0 du poids des cloches.

L'entrepreneur fera sans doute de vives objections pour les remplacer et les faire frapper d'une manière convenable parce que la disposition du mouflage par lequel la durée de la marche de l'horloge est prolongée deviendra encore plus mauvaise en raison de ce qu'il n'est pas possible d'augmenter les marteaux des deux tiers, par exemple, saris augmenter les poids moteurs dans les mêmes proportions ; les cordes seront trop faibles pour supporter les poids, et il ne sera guère possible de les mettre plus grosses, sans arriver à une grande irrégularité de puissance motrice, qui se caractérise par les cylindres de l'horloge, grossis successivement par les tours de corde enroulés les uns sur les autres.

Une semblable organisation doit être sans précédents ; s'il y en a, ils sont abusifs ; je crois inutile d'entrer dans d'autres détails.

Or, je conclus :

Une telle disposition ne peut être reconnue, à mes yeux, comme étant propre à satisfaire la partie intéressée, qui réclame une horloge à huit jours (suivant l'esprit du marché), en première qualité, bien établie et disposée suivant les règles de l'art, et d'après les principes mécaniques reconnus les meilleurs par la théorie et la pratique et en rapport avec le prix porté dans le marché sus-relaté.

Il convient de signaler une erreur à rectifier aux aiguilles indiquant la différence du méridien de Paris avec celui de Champagnole. Cette différence est indiquée par 18 minutes, tandis qu'il n'y a que 14 minutes 30 secondes au plus.

Voici le détail des divers accessoires sur lesquels je crois qu'il n'y a aucun reproche à faire au fournisseur :

Deux minuteries, leurs supports avec deux paires d'aiguilles.    .    .    .    . fr. 60

Deux cadrans transparents de 2 mètres de diamètre .    .    .    .    .    .    .   800

Deux lunettes en fonte dorées.  .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .   300

Trois cloches du poids de 300 kilogrammes.   .    .    .    .    .    .    .    .    .1,200

Supports eu toute pour supporter les cloches.      .    .    .    .    .    .    .    .   240

                                                                                   TOTAL. . . . . . fr. 2,600

Telles sont, MONSIEUR LE MAIRE, les remarques que j'ai faites sur l'ensemble de l'horloge placée au Château d'Eau.

Agréez , etc.

En quoi ce rapport sort-il des règles du droit commun, et du devoir imposé à tout expert ? Je n'ose faire l'injure de supposer qu'on ait voulu me prendre pour un instrument servile : on se serait trompé. Aujourd'hui j'agirais de la même manière, avec la même conviction ; j'ai obéi à la loi du devoir, rien de plus.

Au surplus, voici quelques explications démonstratives :

Que la cupidité pousse le sieur Fumey à affirmer que l'horloge a été faite pour une marche de huit jours, c'est dans son caractère habituel ; mais une telle prétention est insoutenable, voici pourquoi : En principe d'horlogerie, et cela est élémentaire, une horloge à huit jours doit avoir, à chaque corps de rouages, un mobile de plus que celle à trente heures, mobile composé d'une roue et d'un pignon ; la levée de la sonnerie doit s'obtenir par la seconde roue, dite roue moyenne ; aucune de ces conditions essentielles n'étant remplie, il a fallu, pour une marche de huit jours, un poids de 339 kilogrammes, un mouflage à vingt poulies, et environ 230 mètres de corde. Quelle ficelle !

Dans l'industrie horlogère, on utilise les moufles lorsque la chute des poids est insuffisante ; dans le cas particulier, avec une chute de 18 mètres, on devrait d'autant mieux les rejeter, que ce système augmente inutilement le temps du remontage, nécessite des poids plus lourds, et diminue la puissance de la corde qui s'enroule sur le cylindre de l'horloge, autant de fois que l'unité est au nombre des cordons qui soutiennent le moufle mobile où le poids est suspendu.

Moufler à deux cordons, la chute étant insuffisante, les poids d'une horloge de trente heures ou de huit jours, je l'admets ; mais moufler une horloge de trente heures à quatre cordons, pour obtenir une marche de huit jours, c'est en tronquer la disposition. Je ne puis admettre un tel système ; jamais il n'aura l'efficacité, ni la justesse des mobiles, composés de roues et de pignons qui sont, en théorie et en pratique, mis en usage pour les horloges à huit jours.

Je ne saurais admettre, non plus, qu'une pièce aussi volumineuse que l'horloge du sieur Fumey soit impuissante au point de ne pouvoir obtenir qu'une faible levée du marteau principal de la sonnerie, marteau qui ne pèse que 3 kilogrammes 700 grammes. Si ce marteau, comme cela était possible, avait une pesanteur suffisante, la population de Champagnole n'eut pas élevé des plaintes sur la faiblesse de la sonnerie ; avec une horloge il quatre corps de rouages, des roues premières de 35 centimètres de, diamètre, et un emplacement offrant 18 mètres de chute, la chose était si facile.

Pour donner au Public une idée du temps qu'il faut pour remonter l'horloge, je vais faire sommairement, le détail des organes qui permettent de déterminer, mathématiquement, le nombre des tours de manivelle nécessaires au remontage.

Il y a quatre corps de rouages : un pour le mouvement et trois pour la sonnerie. Les roues des premières heures, de la répétition et des quarts, ont 35 centimètres de diamètres ; dans chaque corps de rouages la levée des marteaux se fait par la roue première avec quatorze rouleaux. Pour déterminer le nombre de tours que chaque roue première doit faire dans ses huit jours de marche, il faut savoir que le cylindre des premières heures et celui de la répétition font chacun 89 tours 14/100 tous les huit jours, et que celui des quarts en fait 137 14/100 ; les roues des remontoirs de ces trois corps de rouages ont chacune 52 dents ; les pignons des remontoirs en ont 12 ; le mouvement, sans remontoir, fait 133 tours 25/100.

De ce qui précède, voici, en chiffres, le résultat détaillé, pour chaque corps de rouages, du nombre de tours exigé pour le remontage de la pièce du Château-d'Eau :

Mouvement, d'après la chute du poids et le diamètre du cylindre.    .    122 tours 25/100.

Sonnerie, premières heures .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    386 tours 25/100.

Sonnerie de la répétition .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    386 tours 25/100.

Sonnerie des quarts .    .  .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    594 tours 25/100.

Total 1,489 tours de manivelle à exécuter à chaque remontage de cette pièce !

Telle est la singulière machine, si bien co-ordonnée, que le sieur Fumey voudrait faire passer pour un chef-d'oeuvre d'art et d'horlogerie. Une semblable prétention passe la plaisanterie : elle est dérisoire.

La circulaire-diatribe du sieur Fumey, du 17 avril 1868, démontre, jusqu'à la dernière évidence, qu'il a voulu se poser en victime pour injurier à l'aise, faire de la réclame indigne d'un honnête homme, chercher à nuire à ma réputation et à mes opérations industrielles, tel est le but qu'il a voulu atteindre. S'il en eût été autrement, il eût discuté loyalement, sans amertume ni arrogance, les erreurs que mon rapport pouvait contenir, au lieu de se poser en horloger émérite, sans égal, défiant tous ses collègues, et me taxant d'incapacité ou de mauvaise foi. Cependant, qu'il me soit permis de le dire, bon nombre de fabricants de Morez pouvaient fournir la pièce dans de meilleures conditions, et, si elle eût été à trente heures, comme celle du sieur Fumey, elle eût coûté 1,450 francs ; celle à huit jours, convenable au Château-d'Eau, coûterait, prise à Morez , en première qualité, 1,800 francs.

Si l'orgueil doit être, il doit avoir ses limites. A quoi bon se donner des coups d'encensoir en diffamant un expert et défendre, avec acharnement, une pièce qui doit faire l'admiration de la population actuelle et des générations futures ? Qui aurait la hardiesse de se plaindre des vices de cette pièce ? Vos médailles ne sont-elles pas là !

Comment M. Fumey pourrait-il craindre la concurrence ? il a un atelier désert et sa production est pour ainsi dire, nulle.

La pièce en question ne serait-elle pas établie depuis plusieurs années ; attendait-on le moment d'en favoriser Champagnole, faveur que cette ville paraît ne pas vouloir accepter ; son ancienneté ne démontre-t-elle pas que le sieur Fumey a imposé ou fourni le devis de cette pièce, et que j'ai eu raison de dire qu'elle n'avait pas été construite pour l'emplacement qu'elle occupe si piteusement.

A son âge (tantôt 60 ans) déverser l'injure et la calomnie sur un collègue dont les ateliers sont en pleine activité, par suite de la bonté de ses produits, c'est démontrer un intérêt sordide et mettre au jour une noirceur d'âme heureusement peu commune ; je doute très-fort que ces principes lui viennent des Icariens, dont il était un des apôtres à une époque peu éloignée. Que les habiles ont de conversions à leur service quand il s'agit d'exploitation !

Je termine en disant que je suis profondément convaincu, qu'en vendant cette horloge, on a abusé de la bonne foi de la municipalité de Champagnole, si on a donné à entendre que c'était une horloge à huit jours.

Je ne dois pas dissimuler qu'il m'en a coûté beaucoup de signaler les défauts et les imperfections d'une horloge non conforme aux bons principes et d'un prix trop élevé ; mais, en conscience, je n'ai pas dû hésiter à parler en connaisseur et en honnête homme, au risque de m'attirer la grande colère du fournisseur. C'est triste à dire, mais c'est pourtant la vérité.

                                                                            D. ODOBEY,

                                                                                                                    HORLOGER-MECANICIEN

        Morez, , le 30 Mai 1868.

 

Dernière mise à jour de cette page : 11/12/2010